Les liaisons ambiguës des médias et humanitaires
"Les médias sont des alliés des ONG." Tout est dit dans cette phrase de Françoise Jeanson, l'ancienne présidente de Médecins du Monde. Du côté des ONG, le constat est simple. Les médias servent à remplir les caisses, comme l'explique Samuel Hanryon, responsable presse de Médecins sans Frontières : "Les médias apportent une visibilité qui incite les gens aux dons". Même son de cloche chez Françoise Jeanson. "On a besoin d’eux pour équilibrer nos dépendances : c’est à dire pour trouver de l’argent. Nos subventions viennent à 45 % de l’Etat et à 55 % de donateurs privés. Ces fonds privés, on les a grâce aux médias." La visibilité est la condition de survie d'une ONG. Depuis les années 80, elles se sont professionnalisées, et la concurrence s'est considérablement accentuée. Conséquence, la communication, surnommée "le sale boulot des humanitaires" est de plus en plus importante.
En temps de crise, une première dérive risque alors d'apparaître : la surenchère. Samuel Hanryon s'en méfie : "On essaie de construire des relations de confiance sur la durée avec les médias. On veut être un interlocuteur crédible. Par rapport aux chiffres, nous sommes très prudents". Le sociologue Pascal Dauvin, auteur de La communication des ONG fait le même constat : "Les ONG ont pris l'habitude d'annoncer de gros chiffres, trop important. C'est un peu comme les syndicats et la police. Elles ont intérêt à dramatiser la situation pour générer plus de dons. Et nous sommes dans une société rationnelle : ce qui fait preuve, c'est le chiffre". Le problème, c'est que les journalistes ne les vérifient pas. Ils n'en ont pas la capacité. Pour y remédier, Pascal Dauvin préconise que les journalistes qui couvrent des crises ou des catastrophes humanitaires soient formés "aux techniques d'évaluation des humanitaires et à effectuer des enquêtes".
L'interlocuteur privilégié du journaliste
Dans un précédent livre intitulé Les publics des journalistes, Pascal Dauvin pointait déjà l'ambiguïté des rapports entre les journalistes et les membres des ONG. "Les humanitaires sont souvent convaincus d'être un passage obligé dans la chaîne de production de l'information et ont le monopole de l'information sur les crises. Ils ont, aux yeux des journalistes, la même capacité à parler des victimes." En d'autres termes, de nombreux journalistes considèrent – à tort - les humanitaires comme des sources neutres, institutionnelles et effectuent rarement de contre-enquêtes.
Jean-Jacques Louarn est journaliste à RFI et fondateur de Grotius.fr, une revue en ligne consacrée aux Médias et à l'Humanitaire. Il souligne que " même si l’ONG et les acteurs de la société civile ou humanitaires sont des sources importantes en soi sur certains terrains, l’agenda et les objectifs d’une ONGI ou association n’est pas le même que celui d’un média". Christophe Ayad, journaliste à Libération, le rejoint dans La communication des ONG : "Les journalistes manquent d’interlocuteurs fiables et ils devraient sans doute solliciter davantage des diplomates ou des experts qui ont pris de la distance avec le champ humanitaire."
L'humanitaire joue différents rôles pour le journaliste : source, interlocuteur, entremetteur. Christophe Ayad se sert des ONG comme ressources, surtout celles qui travaillent sur des sujets pointus. "Quand je souhaite rencontrer des tribus nomades arabes dans l'Ouest du Darfour je me tourne vers Triangle. C'est la seule à avoir des liens avec eux."
Les ONG n'ont pas que des fonctions intellectuelles pour les journalistes. Les humanitaires jouent souvent le rôle de techniciens. Quand ils ont des problèmes, les journalistes appellent souvent les ONG pour bénéficier de leurs moyens (téléphone, satellite, voiture, connaissance du terrain...).
Dans ces circonstances, le journaliste peut se retrouver face à un conflit d'intérêt : comment critiquer l'action de tel ou tel organisme qui lui a rendu service ? Avec le risque que le journaliste ne devienne le communiquant d'une ONG.
L'éthique des voyages de presse
La question de l'indépendance du journaliste ne se pose pas qu'en temps de crise. Certaines ONG organisent des voyages de presse pour sensibiliser les médias – donc les donateurs – sur des problèmes qu'ils ne jugent pas assez médiatisés. Cela pose un problème d'éthique... mais possède également des avantages considéré la situation économique des médias . Pour Samuel Hanryon de MSF, "dans ces voyages, on fait croire aux journalistes qu’ils sont là pour faire leur boulot, alors qu’ils ne le font plus. Mais parfois, c’est la seule façon d'intéresser les médias. Notamment chez les petites ONG qui ont peu de moyens". Christophe Ayad n'y est pas non plus favorable. "Mais il ne faut pas se voiler la face, les journaux y participent parce qu'ils manquent de moyens." Il préfère les considérer au cas par cas. "Certaines ONG permettent aux journalistes d'aller dans des endroits où ils n'iraient pas. Par exemple Action Contre la Faim qui lutte contre une malnutrition récurrente en Centrafrique. Il n'y a pas de guerre, de fléau, de maladie... et ils ont un programme de fond et veulent mobiliser les médias. Un journaliste de Libé y est allé, parce qu'en temps normal se rendre là-bas c'est cher, compliqué."
Jean-Jacques Louarn plaide pour une réaffirmation de la "profession de foi" des journalistes. "C’est aux journalistes aussi de réaffirmer les bases de leur profession et de les faire valoir auprès des ONG. Cette facilité existe depuis plusieurs années mais nous devons vraiment prendre garde à ne pas entrer dans cette logique."