Médias et narcos : le trafic de l'information
"Mexique" et "journalisme" sont des mots difficilement compatibles. Souvent cheville ouvrière du pouvoir, les médias souffrent aussi du poids des narcotrafiquants. Une menace peut-être fatale aux journalistes.
Depuis 2010, écoles et entreprises du Tamaulipas sont obligées de modifier leurs horaires pour la sécurité de la population. Photo El Enigma/Flickr
"Qu'attendez-vous de nous" Le titre de l'éditorial du 18 septembre 2010 d'El Diario, le plus grand quotidien de Ciudad Juárez (ville frontalière avec les USA, Etat de Chihuahua), ne peut pas être plus clair. Après le meurtre de son photographe Luis Carlos Santiago (le douzième journaliste tué cette année au Mexique), El Diario avoue son impuissance face à la violence des cartels régnant sur la ville. "Vous êtes, de facto, les autorités de cette ville, puisque les institutions légales n'ont rien fait pour empêcher la mort de nos compagnons", peut-on lire dans l'éditorial. "Que cherchez-vous à nous faire publier, pour savoir à quoi nous en tenir ?"
La puissance de plus en plus grande des cartels de trafiquants de drogues rend presque impossible la pratique du journalisme dans certaines régions du pays. "Les Etats frontaliers avec les Etats-Unis, comme le Tamaulipas ou le Chihuahua, se trouvent dans une situation de guerre civile, constate Jose Luis Esquivel, reporter et spécialiste des médias mexicains. Les cartels sont prêts à tout pour s'assurer le contrôle des routes de la drogue vers les Etats-Unis."
Selon Mike O'Connor, ancien correspondant du New-York Times, désormais en charge du Comité de Protection des Journalistes (CPJ) au Mexique, "de grandes villes comme Reynosa (Tamaulipas) sont complètement contrôlées par le crime organisé. Même les vendeurs ambulants de tomates vertes doivent faire allégeance aux narcos et devenir leurs espions. Le gouvernement est mouillé jusqu'au cou. Les journalistes le savent, mais personne ne peut rien dire. La population ne sait pas ce qui se passe chez elle."
Féroces cucarachas
Les intimidations, comme l'envoi de têtes accompagnées d'un message de menace ou le criblage de la façade de la rédaction, sont désormais monnaie courante pour les journalistes qui voudraient se mettre en travers de la route des narcos. Un dicton propagé dans les médias mexicains affirme même que lorsqu'un journaliste rencontre un narco, ce dernier commence par lui poser une question : "plomo o plata ?" (le plomb ou l'argent ?).
En huit ans, soixante journalistes ont été assassinés et dix-neuf sont portés disparus selon les sources officielles. Des chiffres à mettre entre parenthèses, puisque certains Etats du nord, comme le Tamaulipas, ont arrêté de dénombrer les victimes de cette guerre civile il y a un an.
Exécutomètre des journalistes mexicains (meurtres + disparitions non résolues) depuis 2002
A Monterrey (Nuevo León), ville à l'ouest du Tamaulipas, les journalistes de Televisa portent désormais des gilets pare-balles pour partir en reportage. Une situation que relativise Esquivel, pourtant séquestré à trois reprises au cours de sa carrière. "C'est vrai que les médias du Nord sont contrôlés et financés par les narcos, mais ce n'est pas le cas du reste du pays. Par exemple, ils n'ont aucune visée à Monterrey, si ce n'est de se montrer quand une opération militaire les chasse du Tamaulipas, l'Etat voisin. C'est comme lorsque les cucarachas sont chassées d'une maison par des insecticides. Elles se réfugient un temps chez le voisin avant de revenir."
Au-delà de la peur qu'ils suscitent, la stratégie médiatique des narcos a évolué au fil du temps. Finie la période des années 80 et 90 où les capos (chefs de cartels) aimaient s'afficher dans les journaux et montrer toute leur cruauté. Désormais, ils éliminent les informations sur leurs actes de violences et soudoient des journalistes pour exagérer la sauvagerie de leurs adversaires. "La collusion entre les journalistes et les cartels est très forte", note Alexandre Peyrille, correspondant de l'AFP à Mexico de 2004 à 2008. "Un journaliste peut très bien être éliminé parce qu'il collabore avec les concurrents."
En laissant filtrer des informations de fonctionnaires corrompus, les cartels utilisent aussi les médias pour nuire aux opérations de leurs adversaires, sans que les journalistes ne s'en rendent compte. Ils les utilisent désormais comme le ferait n'importe quel parti politique... sauf qu'eux sont capables de tuer pour atteindre leurs objectifs en matière de relations publiques.
"Dans ce conflit armé, les narcos ont une véritable stratégie médiatique", analyse Beatriz Pagés, députée de l'opposition. Dans l'autre camp, l'armée et l'Etat usent aussi de stratagèmes médiatiques plus ou moins légaux. Début décembre, les officiels de la Zone Militaire 24 de Cuernavaca convoquent les journalistes locaux. Dans leurs filets, un jeune adolescent de 14 ans. Sur des vidéos publiées sur Youtube, l'adolescent dit être un "sicario" (tueur embauché par un cartel) depuis ses 11 ans et avoir égorgé plusieurs personnes.
A l'encontre de la Convention des Droits de l'Enfant, plusieurs conférences de presse ont été organisées sur la zone militaire, en pleine nuit. L'évènement a fait la une des journaux mexicains et certains médias étrangers l'ont même repris (Libération du 9 décembre). En improvisant ces conférences de presse, l'armée et le gouvernement ont réussi leur pari : créer un "buzz" international avec ce cas et se mettre l'opinion dans la poche pour abaisser l'âge légal de responsabilité en matière criminelle.
Vidéo de l'arrestation du jeune Sicario de 14 ans.
Le silence ou la mort
Pris entre leur attachement au pouvoir et les menaces des narcos, certains médias ne savent plus sur quel pied danser et optent pour le silence. Lors d'un forum organisé en septembre 2010 par la Société Interaméricaine de Presse, les principaux directeurs de journaux ont avoué qu'ils n'informent plus que de manière sommaire, et sans enquêter, sur le narcotraffic. "Nous ne faisons plus de travail d'enquête, ni de travail pour définir les différents groupes du crime organisé qui se disputent la ville de Torreón", a concédé lors des débats Javier Garza, sous-directeur éditorial d'El Siglo de Torreón. "Si nous voyons un risque pour un reporter, on sacrifie l'info."
Un sacrifice dont est victime l'Etat du Tamaulipas. Depuis plusieurs jours, des affrontements entre les Zetas et le Cartel du Golfe (les deux organisations qui se disputent le contrôle de la zone) auraient fait plus de 200 morts. "Même les employés des funérariums de la région ne veulent plus parler, regrette un reporter américain dans les colonnes de Proceso. Parler à un policier, c'est comme parler à un narco. S'il apprend que je suis reporter, je suis fini."
Les médias américains du Texas, comme le Brownsville Herald ou le Laredo Morning Times, n'osent plus franchir la frontière et ordonnent à leurs journalistes de ne publier que des informations basiques à ce sujet.
Journalistes en voie d'extinction ?
"Le journalisme est en train de disparaître dans les Etats du Nord du Mexique", s'insurge Mike O'Connor. Pour le représentant du CPJ, le crime, la violence et la corruption détruisent à petit feu la profession. L'impunité par rapport à ces événements ne fait que nourrir le prochain meurtre d'un journaliste.
"O'Connor a une vision radicale et extrêmiste, tance Jose Luis Esquivel. Le journalisme mexicain n'a jamais connu de périodes de tranquilité. C'est le prix à payer, mais au final, les crises sont toujours positives. Les nouvelles générations s'adapteront à cette réalité nouvelle comme nous l'avons fait de par le passé. La corruption et la peur ne sont pas des excuses. Il faut se mettre dans la tête que nous ne sommes les porte-paroles des narcos ou de l'Etat, mais ceux du peuple entier."
Il ne faudra certainement pas compter sur les nouvelles institutions mises en place par le gouvernement pour protéger les journalistes ("de la poudre aux yeux, du blabla pour soigner l'image du Président Calderon", selon Peyrille ; "Sur la soixantaine de meurtres, ils n'ont jamais arrêté personne, ce n'est qu'un écran de fumée", souligne Esquivel).
Même chose pour les associations de journalistes, dont la principale préoccupation est d'éditer un manuel pour "éviter de se faire tuer par les autorités ou les narcotrafiquants" ("Assurez-vous que les tueurs ne sont plus dans les parages, ayez sur vous une trousse de premiers soins, ne vous habillez pas de la même couleur que les policiers", et surtout, "ne posez pas de questions incisives"). "On n'est pas en Afghanistan. J'ai travaillé à plusieurs reprises à Ciudad Juárez et j'en suis revenu, conclut Jose Luis Esquivel. Un journaliste ne devrait jamais être un intermédiaire. S'il a peur, il franchit la frontière et il s'en va. D'autres prendront sa place."
Manifestation de journalistes (août 2010, Mexico) pour réclamer la fin de l'impunité après la cascade de meurtres qui touche la profession.