Médias et politique : connivence, servilité et corruption
"Mexique" et "journalisme" sont deux mots difficilement compatibles. Depuis l'Indépendance, les politiques mexicains ont su se jouer des lois pour asseoir leur pouvoir sur les médias. Enquête sur une relation plus qu'ambigüe.
Depuis l'arrivée au pouvoir de la Coalition pour le Bien de Tous, le Chiapas respire. "Le tyran, l'ennemi n°1 de la presse critique, s'en est allé", titre El Diario de Chiapas au lendemain des élections, en 2007. "Notre nouveau Gouverneur est le plus responsable, le plus honnête et le plus à l'écoute que nous n'ayons jamais eu", ajoutent d'autres quotidiens de cet Etat du sud du pays.
Le tyran, celui qui avait mis à feu et à sang la presse locale, se nomme Pablo Salazar. L'ancien Gouverneur du tout-puissant PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) voulait mettre fin à la publicité officielle, des encarts ou des articles payés par l'Etat et qui représentent la principale source de revenus de la presse du Chiapas et du Mexique tout entier. Avec son départ, les finances des journaux ont donc été sauvées. La liberté d'expression, un peu moins.
Journalistes et politiques ne se gênent pas pour afficher leur relation au grand public. Une union libre, comme le prévoit la Constitution de 1812 (liberté de la presse garantie), mais qui s'apparente plutôt à un mariage forcé. "Dans son ensemble, la presse mexicaine est loin d'être indépendante, constate Jose Luis Esquivel, reporter mexicain et maître de conférence à l'Université de Monterrey (Nuevo León). Depuis la dictature du PRI, les rapports entre les médias et le pouvoir peuvent se résumer en trois mots : la connivence, la servilité et la corruption. Si tu es loin du pouvoir, tu n'existes pas."
L'autocensure en maître absolu
"Les médias sont inondés de publicité du gouvernement, témoigne Alexandre Peyrille, ancien correspondant de l'AFP à Mexico de 2004 à 2008. Si un journaliste est accrédité à un Ministère, il travaille avec un salaire de base peu élevé, puis il reçoit un pourcentage sur les publicités achetées dans son journal par ce Ministère." A l'époque du PRI, ajoute Esquivel, la tradition des patrons de presse était de ne pas payer leurs journalistes avec de l'argent, mais avec des accréditations pour couvrir un ministère. Les enveloppes qu'ils recevaient par la suite de la part des politiques constituaient leur vrai salaire. Les journalistes se battaient pour se trouver dans les circuits où les pots-de-vin étaient les plus importants."
L'Etat mexicain a englouti en 2005 plus de 576 milliards de pesos (38 milliards d'euros) en publicité officielle. Avec 38 millions d'euros perçus, le quotidien Reforma devance, au niveau de la presse écrite, Universal (29 millions) et La Jornada (21 millions).
Ces publicités peuvent représenter jusqu'à 80% des recettes totales de certains journaux. Aucune loi ne fixe la distribution de ces fonds, la tradition étant de les attribuer à ceux qui "respectent" le généreux donateur. Les journalistes ne sont pas tenus non plus de spécifier dans leurs pages s'il s'agit d'une publicité officielle.
Selon Peyrille, "si le gouvernement n'achète plus ces publicités, il signe l'arrêt de mort du journal, comme ce fût le cas par exemple avec Radio Monitor. Résultat, l'autocensure règne en maître. La presse mexicaine en est réduit à un état de "beni oui-oui". "
Les 38 milliards d'euros investis par l'Etat en publicité officielle permettent d'aspetiser la presse. Photo Sarihuella/Flickr
Un état apathique dont ne cherchent pas forcément à se défaire les propriétaires de journaux, à l'image de la période post-PIPSA, l'entreprise productrice et importatrice de papier journal. Sous la coupe du pouvoir, ce groupe a fait la pluie et le beau temps sur la presse écrite de 1935 à 1992 (papier offert aux complaisants, vendu à prix d'or aux opposants). Lors de son démantèlement, la plupart des patrons de presse ont supplié le gouvernement de revenir en arrière, préférant la gratuité de la matière première à la qualité critique de leurs journaux.
Ce fût l'une des seules fois de leur histoire où les médias mexicains ont affiché une cohésion. "Même aujourd'hui, lorsqu'un média reçoit des menaces des narcos, aucun autre média ne le soutient, constate Esquivel. Il y a une véritable guerre médiatique qui enfonce encore un peu plus notre profession."
Pub ou info : à vous de choisir
Une étude menée dans la ville de Toluca (Etat de Mexico) montre le rôle de la presse écrite locale dans la promotion des politiques. Dans les trois principaux quotidiens de la ville, 80% des gros titres rendaient compte, en 2005, de l'activité du gouvernement, avec comme protagoniste majeur le Gouverneur. Des membres du gouvernement figuraient sur 60% des photos, tandis que 90% des articles provenaient de sources institutionnelles, dont 70% de la part des politiques en place.
L'Etat mexicain s'est depuis longtemps doté de différents mécanismes pour exercer un contrôle subtil sur la presse. Les gouvernements ont presque institutionnalisé la pratique du pot-de-vin, la nomination de journalistes à de hautes fonctions politiques et le contrôle de l'économie via les publicités officielles pour façonner une presse docile, un monde où la censure n'existe pas mais où l'autocensure est la règle.
Les médias mexicains ne relient pas les politiques au peuple: ils permettent aux élites de communiquer entre elles. La seule source d'informations viable est celle provenant de la voix officielle. L'information est souvent réduite en monnaie d'échange pour obtenir des faveurs entre politiques et journalistes.
Les grands médias mexicains n'ont jamais remis en cause l'élection de Calderon en 2006, malgré les lourds soupçons de fraude qui ont pesé sur le scrutin. Photo gouvernement fédéral/Flickr
De la Préhistoire à l'Age de Pierre
La fin de la "dictature parfaite" du PRI (expression chère à Mario Vargas Llosa, Prix Nobel de littérature,) a cependant permis une évolution au sein des médias mexicains. La corruption affichée au grand jour semble avoir disparue avec elle, mais l'autocensure perdure. Question de survie. "La corruption avec les politiques est encore très grande, mais désormais certaines affaires peuvent être révélées par des médias comme Proceso ou La Jornada, affirme Jean-François Desessard, journaliste scientifique français ayant travaillé sur le Mexique. Le problème, c'est que les gens ne lisent pas la presse écrite, ils regardent la télé, alors les politiques n'y prêtent même pas attention."
Personne ne lit les écrits de Mora ou de Poniatowska sur les évènements sanglants de 1969, puisque l'autocensure permet toujours d'éviter ces sujets épineux. Il est pratiquement impossible aussi de trouver des enquêtes sur d'éventuelles affaires de pédophilie, dans le civil ou dans l'Eglise. Dans son livre Los Demonios del Edén, la journaliste Lydia Cacho révélait l'existence d'un réseau de prostitution de mineurs géré par un promoteur immobilier de Cancún soutenu par certains hommes politiques de la ville. Résulltat : Cacho est persécutée par la justice et vit sous les menaces de mort.
Autre exemple, celui de Sanjuana Martinez. "Proceso a censuré l'enquête que j'ai réalisé sur la pédophilie dans l'Eglise, se souvient la reporter dans La Revista de Comunicación. La promotion de mon livre, Manto Púrpura ("Manteau Pourpre"), a ensuite été refusée par les grands magazines nationaux, affirmant qu'on ne pouvait rien publier contre l'Eglise. Puis les menaces de mort et les voitures sans plaques sont arrivées. L'Eglise a une influence beaucoup trop grande sur l'électorat pour que l'Etat laisse apparaître des affaires."
Les médias et les politiques se protègent mutuellement et chacun tire profit de cette symbiose basée sur l'autocensure. Les Mexicains ne sont pas dupes, puisqu'ils ne sont que 4% à faire confiance aux journalistes. Un constat que tente de positiver Alexandre Peyrille : "La presse mexicaine est dans un état pitoyable. Elle n'est que la cheville ouvrière du pouvoir, mais ces dernières années, elle a progressé. Elle est passée de la Préhistoire à l'Age de pierre..."